Chapitres / Livre 1 (1994, 1997 et 2000) / Le déséquilibre inévitable
"[...] une usine parfaitement équilibrée, ça n'existe pas."
Le But [Goldratt et Cox, 1986, p.74]
Les premières véritables usines firent leur apparition au début du dix-neuvième siècle regroupant au sein d'une même société un ensemble de tâches effectuées auparavant par différents artisans. Une entreprise de textile réunissait par exemple la filature, le tissage et la finition, et elle équilibrait sa production en se dotant de la même capacité de transformation pour chacune des opérations. Le raisonnement suivi était sans faille : si la capacité d'une ressource était supérieure à celle des autres, l'excédent ne pouvait être exploité. Ainsi, il semblait logique de doter chaque sous-ensemble de l'usine d'une même capacité. Le contexte de l'époque rendait l'objectif aisément réalisable. La demande pouvait être clairement cernée et était beaucoup plus stable que celle d'aujourd'hui. La gamme de produits finis était très restreinte et les machines étaient souvent conçues spécifiquement, ce qui permettait d'installer des capacités identiques à chaque stade de la transformation.
Mais dans une entreprise sans stocks où les capacités sont équilibrées, les fluctuations dans les performances des machines (dues à des pannes, des problèmes de qualité, etc.) ont tendance à s'accumuler sous forme de retards. Cette accumulation des retards est due à l'interaction entre les événements dépendants et les fluctuations aléatoires dans un environnement ne contenant aucune capacité de rattrapage.
Pendant l'âge d'or les usines subissaient des fluctuations aléatoires de leurs temps unitaires ou des taux de rebut mais elles pouvaient, pour y faire face, utiliser l'antidote des stocks de protection. Or, aujourd'hui les entreprises se retrouvent cernées. Premièrement, le remède des stocks de protection devient chaque jour moins viable ; ils sont incompatibles avec la nécessité de produire vite et bien. Deuxièmement, les événements dépendants et les fluctuations aléatoires ne cessent d'augmenter. Si le nombre d'événements dépendants croît de manière raisonnable au fur et à mesure que les produits et donc les processus de production deviennent plus complexes, les sources de fluctuations aléatoires, elles, se démultiplient.
Ceci est parfois mal perçu car les écrits traitant du déséquilibre présentent en général la non-fiabilité des processus comme étant le seul facteur déséquilibrant. En réalité, il existe de multiples autres sources de déséquilibre qui font que même si la fiabilité et la répétitivité du processus sont considérablement améliorées, l'usine ne deviendra par pour autant équilibrée et performante.
Pour mieux se représenter la situation, il est utile de préciser la périodicité des déséquilibres. Ils peuvent en effet être temporaires (une machine passant sans cesse d'un état de surcharge à un état de rupture d'alimentation par exemple) mais également structurels (certaines ressources sont sciemment ou inconsciemment programmées avec une capacité largement supérieure aux besoins de production annuels).
De plus en plus souvent, la principale cause des déséquilibres n'est pas la fiabilité des équipements mais le fait que la demande des marchés change plus rapidement que la structure des usines. L'extérieur bouge plus vite que l'intérieur et les usines n'ont pas le temps de s'adapter ou de se rééquilibrer.
Nous résumons ci-dessous les principaux facteurs déséquilibrants qui sont présentés dans le détail dans le livre.
L'ampleur des facteurs déséquilibrants provenant du marché ne peut qu'augmenter à l'avenir du fait de l'agressivité de la concurrence, des avalanches technologiques, des phénomènes de mode, des saisonnalités accrues, ...
A ces facteurs déséquilibrants issus du marché viennent s'ajouter d'autres facteurs internes ; ceux dûs aux ressources et ceux générés par les outils et règles de gestion de l'entreprise.
La gestion de la production classique tente de programmer les centres de charges à presque 100% de leur capacité en jouant sur les quantités de ressources disponibles (nombre de postes, heures supplémentaires, sous-traitance, etc.) et sur l'échelonnement des travaux à effectuer (avancer et reculer les dates des lancements). Cet objectif est d'ailleurs clairement identifié dans les systèmes de type MRP où le calcul des charges doit permettre d'équilibrer l'usine. Ils cherchent à mettre en phase la demande du marché et les moyens de l'entreprise mais la gestion de cet équilibre rencontre diverses difficultés.
Les systèmes de gestion informatisés contribuent au déséquilibre : modélisation imparfaite du processus (des particularités des opérations, des temps de changement de série et des ressources de substitution entre autres), longueurs excessives des traitements réduisant le nombre possible d'itérations, complexité difficilement maîtrisable du logiciel, logique de capacité infinie des ressources exigeant des gestionnaires d'importants efforts au quotidien, ... Il s'ensuit que la production planifiée est rarement équilibrée. Dans certaines entreprises, tous ces phénomènes constituent même la source principale du déséquilibre.
Dans certains cas les approvisionnements peuvent constituer un facteur déséquilibrant. Il existe alors des contraintes externes qui proviennent non pas de l'aval (le marché), mais de l'amont (les fournisseurs).
Si à l'apogée de l'âge d'or les charges pouvaient être équilibrées annuellement lors de l'élaboration du budget et du plan de production, les fluctuations croissantes ont contraint les industriels à rééquilibrer de plus en plus fréquemment. Aujourd'hui ces modifications aux programmes de production (modification d'horaires ou du nombre de postes, heures supplémentaires, chômage technique, rééchelonnement des travaux, décision de sous-traitance, ...) se font chaque semaine voire quotidiennement. L'équilibre, qui auparavant s'obtenait aisément, est devenu inaccessible et on ne peut plus aujourd'hui que s'acharner à s'en approcher autant que possible au prix de maints efforts.
Ainsi les usines sont devenues pseudo-équilibrées : les règles de gestion sont fondées sur l'hypothèse traditionnelle que les charges sont équilibrées - on recherche le plein emploi de toutes les ressources - quand en réalité il subsiste toujours quelques imperfections dans la répartition des charges, plusieurs ressources étant programmées avec quelques "petites" bosses et quelques "petits" trous dans leurs plannings.
Des "goulots baladeurs" naissent alors du déséquilibre des charges temporaires, créent des manquants et la nécessité croissante d'employer des heures supplémentaires et d'autres mesures d'urgence pour rattraper les retards qu'ils provoquent. Ces actions ne peuvent cependant empêcher le taux de respect des délais de se détériorer.
Pour tenter de limiter l'impact de ces goulots baladeurs, le niveau des en-cours est augmenté. On espère ainsi réduire les variations dans les taux de charges (absorber les "bosses" mais aussi assurer le plein emploi de toutes les ressources, même celles qui se trouvent ponctuellement en sous-charge).
Parce que l'apparition du déséquilibre fut lente et progressive, on ne ressentit pas le besoin de revoir les règles de gestion et notamment l'objectif de productivité des ressources. Petit à petit et insidieusement, une incohérence entre les règles et la réalité s'est développée.
Il est très difficile de démontrer par un quelconque argumentaire l'ampleur des excédents de capacité dont disposent ainsi les usines occidentales. Sans s'en rendre compte la plupart des entreprises ont de très importantes réserves de capacité ; il n'est pas rare de trouver plus de 20% d'excédents sur la majorité des ressources et dans certains cas une ou deux ressources avec plus de deux fois la capacité nécessaire...
En Occident, le déséquilibre a grandi dans un environnement où chaque ressource, humaine ou technique, devait travailler au maximum de ses capacités. La politique de "productivité" cherchant à minimiser les temps d'inactivité n'a pas été pas révisée ; il s'agissait après tout d'une vache sacrée vénérée dans le monde entier...sauf au Japon.
Les grandes entreprises japonaises furent les premières à changer leur manière de produire pour veiller à ne pas produire plus que la demande du moment. C'est une des caractéristiques de la technique Kanban : quand un poste a fourni l'ensemble de la demande exprimée par l'aval, il est arrêté parce qu'il produit trop vite par rapport à une contrainte se situant ailleurs dans le processus de production. Ceci est la preuve de la présence de déséquilibres dans les industries japonaises : le système de pilotage de la production arrête localement un poste de travail pour maintenir la synchronisation.
A leur manière, les Japonais ont depuis longtemps fait face au déséquilibre inévitable. Pour cette raison les entreprises japonaises ont en général des déséquilibres structuraux moindres (moins d'excédents de capacité que leurs homologues occidentales).
Ceci est dû à leur philosophie de base qui est de réduire les fluctuations et les variations (voir par exemple [Schonberger, 1983, p.13-15]). Il est donc normal que pour presque tous les facteurs déséquilibrants cités ci-dessus, il existe une technique ou méthode permettant de minimiser leur ampleur.
Les fluctuations dans les performances du processus de production sont minimisées à travers des programmes de maintenance préventive (zéro panne) et de maîtrise de la qualité (zéro défaut).
La conception et l'industrialisation contribuent à minimiser les déséquilibres. Les entreprises japonaises produisent autant que possible avec des technologies maîtrisées, ce qui limite les aléas (la même philosophie est appliquée aux produits pour les rendre plus fiables). En concevant les produits, elles évitent de multiplier inutilement le nombre de pièces différentes utilisées en production et la complexité n'est admise que dans les cas où le client en profite.
La flexibilité des moyens est sans cesse recherchée, par exemple à travers les programmes de réduction des temps de changements de série. Les améliorations ainsi obtenues permettent d'employer des lots de très petites tailles qui, après un bon mixage de la production, éliminent en grande partie un des facteurs déséquilibrants principaux : les tailles de lots excessives.
Les entreprises forment des réseaux avec peu de stocks et l'harmonisation dans les planifications empêche les amplifications des fluctuations de la demande finale dans la chaîne clients - fournisseurs telles qu'elles sont constatées en Occident.
Des heures supplémentaires non planifiées décidées au jour le jour sont utilisées pour rattraper les retards. De plus, puisqu'il n'y a presque pas de stocks de protection, c'est l'ensemble de l'usine, et non pas seulement le centre de charge qui a eu des problèmes, qui devra faire des heures supplémentaires.
Les machines sont installées dans des cellules en U et les opérateurs sont formés pour pouvoir être affectés à un ensemble d'opérations successives et différentes. Ainsi une production contenant 60 opérations pourra être exploitée d'un mois à un autre par un effectif variant de 8 à 6 personnes selon le niveau de la demande. Ceci permet d'ajuster plus finement les capacités à la demande que quand la seule possibilité d'adaptation consiste à modifier le nombre d'équipes de travail.
L'excédent de capacité résiduel est exploité autant que possible en convertissant les "temps morts" en temps de changements de séries ou en temps d'actions d'amélioration (voir [Hall, 1983, p.129]).
Le déséquilibre résiduel qui subsiste ne se manifeste pas par des accumulations de stocks du fait du mode de production en flux tirés à partir de l'assemblage final. La production est ralentie au rythme de la contrainte du moment de façon à ce qu'il n'y ait aucun signe évident (sous forme de monceaux d'en-cours) du déséquilibre. Les goulots baladeurs ne peuvent pas être identifiés par des files d'attente puisque celles-ci sont rendues impossibles par l'organisation en flux tirés. Mais ils existent et sont identifiables par les ruptures d'alimentation des opérations en aval.
* * *
Même si l'approche japonaise permet de le limiter, le déséquilibre est néanmoins inévitable. De ce fait, il est normal qu'une nouvelle école de pensée ait vu le jour : au lieu de chercher vainement l'équilibre, il vaudrait mieux admettre son existence et gérer l'activité en fonction de celui-ci.
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